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Origine : http://www.vacarme.eu.org/article205.html
Des intellectuels qui engagèrent leur nom aux côtés
de Dreyfus, Blanchot écrit que « la défense d’un
juif innocent n’avait pas seulement pour eux l’intérêt
d’une cause juste, mais était leur Cause : ce qui les
justifiait d’écrire, de savoir et de penser [1] ».
On ne saurait mieux dire de Pierre Vidal-Naquet, dont tous les combats,
de la dénonciation de la pratique de la torture par l’Armée
française en Algérie au démontage des écrits
négationnistes, loin d’être des détours
momentanés de sa tâche d’historien, impliquent
profondément une pratique, une méthode, une raison professionnelles.
Les entretiens d’ouverture de Vacarme consistant entre autres
dans une exploration des liens qui se tissent entre savoir et militantisme,
entre recherche et politique, rencontrer Pierre Vidal-Naquet relevait
de l’évidence : chez lui, ces liens sont à la
fois exemplaires et critiques, comme tendus entre des objets très
divers (l’Antiquité & le temps présent), et
des méthodes très différentes (l’option
structuraliste & l’éloquence judiciaire). Surtout,
l’intellectuel engagé n’a jamais cessé de
témoigner d’une réticence vis-à-vis des
mouvements collectifs, comme si l’exigence de la vérité
délimitait strictement chez lui l’espace possible de
l’intervention publique : la dénonciation de l’intolérable
plutôt que l’invention d’autres manières
d’être ensemble.
Dans un article qu’il consacre au « style politique
» de Vidal-Naquet, Pierre Pachet a cette belle formule : «
Fortement engagé dans le présent et cependant ayant
comme déjà secrètement renoncé à
lui [2]. » C’est décrire assez justement ce qui,
chez Vidal-Naquet, nous fascine, et ce qui nous en éloigne
: sans doute la « tentation du vrai » qui anime les
mouvements qui nous sont chers dérogent-elle parfois au «
voeu de l’exactitude » qui est au principe de son travail
et de son action. À l’origine de l’entretien
qui suit, il y a ce sentiment mêlé d’admiration
et d’éloignement : une distance respectueuse. On peut
parier que Pierre Vidal-Naquet serait le premier à la revendiquer.
Il y a dans vos combats successifs une constante : chez
vous, l’engagement a tous les aspects du retrait. On peut
voir par exemple, dans votre dénonciation de l’usage
systématique de la torture par l’armée française
pendant la guerre d’Algérie, un geste de désolidarisation
d’avec l’État français plutôt qu’un
acte de solidarité avec les Algériens. De fait, vous
aimez à vous définir par la négative : vous
n’avez pas été communiste, ni trotskiste, ni
maoïste, etc.
Je ne suis certainement pas un homme de parti politique. Dans un
parti, on pratique le conditionnel dès que quelque chose
ne s’inscrit pas dans sa logique ; on témoigne d’une
sorte de méfiance devant la vérité de l’indicatif.
Quand le Comité Audin, qui dénonçait les tortures
de l’armée française, a condamné les
tortures infligées aux gens de l’OAS, Jules Borker,
l’avocat de Josette Audin, qui était, comme le couple
Audin, communiste, m’a dit avec mille précautions :
« Vidal-Naquet, j’apprends que le Comité Audin
aurait, je dis bien aurait, envoyé dans toutes les rédactions
un texte dénonçant les tortures qui auraient, je dis
bien auraient, été infligées aux gens de l’OAS.
» Et il a ajouté ce mot désarmant : «
Je ne comprends pas que des hommes qui depuis des années
luttent contre la torture aient pu signer un communiqué pareil.
» Autrement dit je ne comprends pas que des hommes qui ont
condamné la torture continuent à la condamner.
C’est aussi au conditionnel qu’on a parlé du
rapport « prétendument attribué à Khrouchtchev
», ou encore des propos qu’« aurait tenus »
Ben Bella en 1962 quand il a dit : « Nous sommes des Arabes,
des Arabes, des Arabes, nous allons envoyer 100 000 Algériens
en Palestine pour combattre Israël. »
Je crois qu’il y a toujours un moment où il faut choisir
entre son parti et la vérité. Cela ne veut pas dire
que je condamne ceux qui sont membres d’un parti ; mais mon
tempérament y est en effet rebelle.
Pourtant, beaucoup de vos amis les plus proches —
vos « frères », pour reprendre un terme que vous
affectionnez : Jean-Pierre Vernant, Robert Bonnaud — avaient
choisi la voie de l’engagement au Parti communiste, quitte
à y mener un travail de critique interne...
Oui, mais si vous prenez l’exemple de Vernant, les décisions
essentielles qui ont été les siennes ont été
prises hors du Parti. Quand, en 1940, il décide de résister,
il se met en réserve du PC : il entre alors à Libération,
distribue avec son frère des tracts « Victoire anglaise
= Victoire de la France », qui sont à l’opposé
de la ligne du Parti. Idem au moment de la guerre d’Algérie.
J’ai bien été tenté, en 1948-1949, de
rejoindre le Parti communiste — à l’époque,
c’était le seul parti auquel on pouvait songer à
adhérer. J’ai dit à mon ami Charles Malamoud
: « Ce sera pour faire de l’opposition à Staline.
» Il me l’a déconseillé, en me prédisant
que cela se passerait mal. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse
devient pour moi inenvisageable, dès les procès de
Rajk et de Slansky. Et puis il y a eu l’expérience
du comité Audin. Certains de ses membres étaient communistes,
à commencer par deux de ses fondateurs : Michel Crouzet était
un stalinien de vieille roche qui commençait à se
déstaliniser (il est maintenant à la droite de Le
Pen) ; Luc Montagnier était un communiste tout à fait
orthodoxe (je pense qu’il l’a oublié). Pourtant,
nous y avons raisonné hors des partis, et les positions que
nous avons adoptées auraient été inconcevables
dans le cadre d’un parti politique.
Ma seule expérience, en matière d’engagement
dans un parti, a été mon adhésion, pendant
quelque mois, à l’Union de la Gauche Socialiste (UGS)
puis au PSU. Mais c’étaient plutôt des clubs
de discussion. Une autre tentation a été pour moi
Socialisme ou Barbarie. Quand je les ai rencontrés, j’ai
dit à Jean-François Lyotard : « Ce qu’il
y a de bien chez vous, c’est le côté Alain —
le citoyen contre les pouvoirs. » Mais il a pris cela pour
une critique (rires).
La proposition d’Alain semble en revanche particulièrement
appropriée à l’auteur de Face à la Raison
d’État [3].
Pendant les années algériennes, mon but principal
n’était pas de révéler les tortures —
en un sens, tout le monde les connaissait ; c’était
de dire la responsabilité de l’État au plus
haut niveau. On dit souvent que je suis un vieux dreyfusard, et
que cela ne sert plus à rien. Mais cela sert quand même.
Je suis en train de lire les écrits de Jaurès, que
Madeleine Rebérioux vient de republier [4]. Jaurès
insiste tout particulièrement sur le danger de l’état-major,
qu’il présente comme une machine à faire des
faux. Or l’armée française est sur ce point
d’une extraordinaire constance. Je suis entré dans
la lutte contre la guerre d’Algérie à propos
de ce qu’André Boissarie, procureur général
de la République, appelait un « faux corporel »
: la soi-disant évasion de Maurice Audin. Ce qui est extraordinaire
dans cette affaire, c’est qu’on est allé jusqu’à
faire jouer une scène d’évasion. En général,
quand quelqu’un était tué, on se contentait
de dire qu’il s’était suicidé, ou qu’il
était mort « au cours d’une tentative d’évasion
» - ce qu’on appelait la « corvée de bois
». Or l’analyse que j’ai menée avec Jérôme
Lindon dès 1958 [5] a été récemment
confirmée par la déposition du sergent Cuomo. Ce dernier
dit n’avoir jamais vu Audin : « J’ai vu, affirme-t-il,
un homme cagoulé sauter de la jeep ; et on m’a dit
ensuite que c’était Audin. » Ce faux corporel
a provoqué par la suite toute une série de faux matériels.
Des faux en écriture publique, d’abord : un rapport
décrivant en détails l’évasion d’Audin,
des rapports contradictoires sur les circonstances de cette évasion,
et toute une série de faux témoignages. Et il y a
collusion à tous les niveaux de l’appareil d’État
: les militaires mentent, le juge d’instruction le sait parfaitement
et enregistre sans réagir, alors qu’il y aurait pourtant
là matière à inculpation pour outrage à
magistrat.
Vous suggériez que cette pratique se perpétue
aujourd’hui dans l’état-major...
Tout récemment j’ai appris l’existence d’un
livre blanc intitulé Mémoire et vérité
des combattants d’Afrique du Nord. J’ai écrit
au responsable de la publication, le général Gillis,
pour recevoir cet ouvrage. Il m’a répondu : «
C’est gratuit pour tout le monde, 80 F pour les traîtres.
Pour vous ce sera 40 F. » Tant qu’à être
un traître, autant l’être à part entière,
je lui ai envoyé un chèque de 80 F à son nom.
Un chapitre de ce livre blanc s’intitule « le roman
de Favrelière ». On sait que Noël Favrelière
a déserté en emmenant un prisonnier qu’il avait
l’ordre d’exécuter (il en a publié le
récit [6] en octobre 1960, aussitôt saisi). Selon les
auteurs de l’ouvrage, le colonel Bolle du Chaumont —
qui était le commandant d’unité de Favrelière,
en même temps qu’officier de renseignement du 8ème
RPC — conteste cette version : Favrelière ne serait
pas parti avec un prisonnier, mais avec deux. Autrement dit on lui
« colle » l’exécution d’un prisonnier
qu’ils avaient tué.
Dans d’autres chapitres, on dit qu’il est parti parce
qu’il était un lâche, on parle d’«
imposture », et on ajoute qu’il a bénéficié
d’un traitement de faveur des Affaires culturelles, qui l’ont
nommé directeur du Centre culturel d’Amman. «
Ne vous laissez pas impressionner, insiste-t-on, par son titre d’attaché
culturel : d’abord c’est chez les Bédouins, ensuite
il doit ce poste à la protection de Jean-Paul Sartre, qui
veut se faire pardonner son attitude de compromission pendant l’Occupation.
»
Dans ces textes, tout est rigoureusement faux. Favrelière
a été nommé en 1989, neuf ans après
la mort de Sartre, qui devait avoir le bras bien long, pour intervenir
depuis sa tombe. Et tout le reste est à l’avenant.
La première chose à faire dans des cas de ce genre,
c’est ce qu’avait fait Jaurès dans Les Preuves,
et que j’ai essayé de faire avec L’affaire Audin
: un travail de critique historique élémentaire. Ce
travail est toujours aujourd’hui nécessaire, surtout
quand il s’agit de l’armée, qui est capable de
tous les mensonges et de tous les faux.
Dans toutes les dimensions de votre travail, on trouve
une réflexion sur la fabulation. Mais elle n’a pas
toujours la même valeur. Elle peut être ce qui recouvre
le réel et fait obstacle à son appréhension
(les « vérités officielles ») ; mais elle
peut être aussi ce qui permet d’y accéder (la
tragédie athénienne) ; ou encore ce qui permet d’agir
sur le réel (vous êtes très attentif à
la dimension pragmatique de la fiction, à son efficacité
symbolique). Comment articuler ces trois dimensions ?
Toute mon œuvre d’historien de l’Antiquité
consiste en effet à étudier l’imaginaire comme
fraction du réel, et ce depuis mon premier livre, Clisthène
l’Athénien [7], où j’interrogeais avec
Pierre Lévêque des abstractions comme l’espace
et le temps, jusqu’à mon travail sur l’homme
tragique [8] : il est évident qu’on ne peut pas traiter
l’Œdipe-Roi de Sophocle comme s’il s’agissait
d’un compte-rendu de l’assemblée d’Athènes.
En un sens, il y a une sorte de décalage entre mon activité
d’historien contemporain, qui est consacrée à
démonter les faux, et mon activité d’historien
de l’Antiquité, qui est presque entièrement
consacrée à reconstituer les fabulations. Ce qui fait
le lien entre les deux c’est la fabulation : d’un côté
je la traite dans ses rapports avec la vérité, de
l’autre je l’étudie dans sa structure propre.
C’est peut-être artificiel, mais je ne le crois pas.
Ce partage correspond-il strictement au partage dans votre
travail entre l’Antiquité et l’histoire contemporaine
?
Pas exclusivement parce qu’il m’est arrivé,
dans mes recherches sur l’Antiquité, d’essayer
d’élucider des problèmes factuels. Par exemple
dans Le bordereau d’ensemencement dans l’Égypte
ptolémaïque [9], où j’analysais la reconstruction
de la planification des récoltes dans l’Égypte
ptolémaïque.
Dans mon travail il y a un aspect de diastole et un aspect de systole.
La diastole, c’est la séparation entre les méthodes
employées pour l’Antiquité et celles utilisées
pour le contemporain. La systole, c’est ma tentation, dans
un certain nombre de mes travaux, de reconstituer mon unité.
C’est le cas de ce livre qui n’a eu aucun succès,
Le trait empoisonné [10], écrit dans l’urgence
en 1993 pour démonter les délires de Thierry Wolton,
selon lesquels Jean Moulin et Pierre Cot auraient été
des agents du KGB. C’était déjà le cas,
d’une certaine manière, pour Flavius Josèphe
ou du bon usage de la trahison [11]), où s’exprime
mon moi juif, traître à toutes les vérités
d’État, y compris, bien entendu, celles de l’État
d’Israël.
Mais il m’est aussi arrivé de produire sur l’espace
contemporain des analyses du type de celles que j’ai faites
à propos de la tragédie. Dans la préface du
Journal de la commune étudiante [12] où, avec Alain
Schnapp, nous avions présenté, dès 1969, 362
des milliers de textes et de tracts produits entre novembre 1967
et juin 1968 — je me suis amusé à faire un tableau
bipolaire pour étudier les contradictions du mouvement de
68.
Ce recours à la méthode structurale s’impose-t-il
chaque fois que vous avez à faire à des documents
« lacunaires ». C’est le cas — par définition
— de l’histoire de l’Antiquité. Mais ce
pourrait l’être aussi du Journal de 68, que vous rédigez
immédiatement après les événements,
et où vous posez la question du rassemblement des documents
dans l’histoire immédiate.
Quand on fait de l’histoire contemporaine, on est plus comblé
par l’abondance des sources que frustré par leur rareté.
Mais quand, comme c’est souvent le cas pour les historiens
de l’Antiquité, on n’a pas la totalité
du corpus, une solution est d’analyser les contradictions
du discours. C’est le cas, aussi bien pour le corpus tragique
que pour celui, très lacunaire, des papyri nous renseignant
sur le « bordereau d’ensemencement ».
Un collègue anglais m’a demandé : « Tu
ne crois pas que si tu avais les notes d’Eschyle pour Les
Sept contre Thèbes ça rendrait ta démonstration
inutile ? » Je n’en crois rien, un auteur n’est
pas forcément le meilleur témoin de ce qu’il
a écrit.
Vous écrivez dans vos Mémoires [13] : «
Une bonne partie de mon travail [...] a consisté à
réfléchir sur les rapports entre mémoire et
histoire. » À vous lire, il semble que mémoire
et histoire obéissent à des légalités
différentes. Du côté de la mémoire, un
voeu de fidélité au passé ; du côté
de l’histoire, un pacte de vérité. Comment tisser
ensemble ces deux dimensions, quand on se donne pour objectif la
représentation du passé ?
Tout historien sait que la mémoire est trompeuse, qu’elle
est sélective. Je croyais avoir un souvenir très précis
d’une séquence chronologique vécue en Ardèche
à l’été 1944. Ma sœur m’a
mis entre les mains le journal qu’elle tenait à l’époque,
qui était irrécusable, et ça a complètement
remanié mon schéma chronologique.
Marc Bloch a donné des exemples abondants de conflit entre
la mémoire et les faits, par exemple à propos de la
bataille de Wagram telle qu’elle est relatée dans les
mémoires du Général Marbot. On peut aussi penser
à ce passage célèbre des Mémoires d’outre-tombe,
où Chateaubriand raconte qu’il s’est baigné
dans la tempête. On a pourtant retrouvé le journal
de bord du bateau : il y est noté qu’il faisait un
temps radieux le jour où M. de Chateaubriand s’est
fait descendre dans l’eau. Ce qui est intéressant là-dedans,
ce n’est pas la contradiction entre la mémoire et la
vérité, c’est le fait que la mémoire
a construit une tempête. Il faut alors se demander comment
la mémoire peut être faillible, et comment elle reconstruit
les faits. Beaucoup de mes travaux — de mon étude sur
Flavius Josèphe et Massada, reprise dans Les Juifs, la mémoire
et le présent [14], à ma réflexion sur l’affaire
Jean-Moulin — portent sur la façon dont la mémoire
peut être intégrée au travail historique, la
façon dont le fait mémoriel doit être pris en
compte comme une donnée historique.
C’est ce qui m’a passionné dans Mémoires
du ghetto de Varsovie - Un dirigeant de l’insurrection raconte
[15] de Marek Edelman, que j’ai préfacé. Ce
livre rassemble deux textes : un rapport très « officiel
» rédigé par Edelman en 1945, Le ghetto lutte,
et un entretien de 1977 avec la journaliste Hannah Krall, qui porte
un titre magnifique, Prendre le bon Dieu de vitesse. Ce deuxième
texte s’ouvre par ce rappel : « Tu portais ce jour-là
un pull-over rouge de laine moelleuse. » Quand le livre est
sorti avec ma préface (Le héros, l’historien
et le choix), Charles Malamoud m’a demandé si je me
rendais compte de ce que je venais d’écrire contre
l’Histoire. Je le savais, mais je le faisais au nom d’une
Histoire plus histoire : c’est ce que j’appelle intégrer
la petite madeleine de Proust dans le travail de l’historien.
Le travail de critique historique dont je me réclame a d’ailleurs
toujours consisté à traiter les documents de la même
façon que les témoignages : quand des historiens du
temps présent mettent en cause le rôle dans la Résistance
de Lucie et de Raymond Aubrac, ils ne supposent pas un instant qu’il
puisse y avoir une erreur dans les documents qu’ils opposent
à leurs témoignages. Il suffit pourtant qu’il
y ait une erreur pour que le témoignage d’Aubrac devienne
parfaitement cohérent.
Vous avez pu écrire : « Sans l’oubli,
pas de mémoire possible. Toute mémoire est choix,
elle se détache sur un fond d’oubli. Oubli et mémoire
sont, tous deux, indispensables. L’oubli peut être une
vertu. » Pourtant, l’historien que vous êtes combat
systématiquement les risques de l’oubli.
Nicole Loraux parle très bien de la fonction de l’oubli
dans la cité [16] : une tragédie de Phrynikos qui
évoquait la prise et la destruction de Milet par les Perses
ayant provoqué chez les spectateurs une émotion considérable
(Hérodote rapporte que « le théâtre fondit
en larmes »), la pièce fut interdite et son auteur
frappé d’une amende de 1000 drachmes.
Amnistie et amnésie ont la même racine ; aucune société
ne peut fonctionner avec une mémoire toujours en action.
C’est pour cela que je n’aime pas beaucoup les appels
à la vigilance. Il y a une nouvelle de Borgès là-dessus,
Funès ou le mémorieux : si on se souvient de tout,
on ne se souvient de rien. L’injonction Zakhor (« souviens-toi
») peut d’ailleurs faire obstacle à l’histoire.
Sur ce point la réflexion de Yosef Yerushalmi [17] a été
extrêmement salutaire.
Mais à côté de cet oubli « naturel »,
il y a aussi des oublis pervers. Ce fut le cas de la torture en
Algérie ; il y a eu en 1962 une catharsis qui a été
catastrophique : on n’a dès lors plus parlé
que des sévices infligés par quelques parachutistes
à leurs jeunes bizuths.
Si on reparle aujourd’hui de la torture, comme le montre
l’affaire Aussaresses, c’est justement parce qu’on
n’en a pas fait le travail de deuil.
Est-ce que ce n’est pas cette absence de travail
de deuil qui amène aussi les actuels discours de repentance,
qui oublient que la torture faisait partie intégrante de
l’entreprise coloniale ?
Bien sûr. C’est tout le problème de la réapparition
de la vérité quand elle a été gommée.
On a pu observer le même phénomène à
propos de la Shoah. Le travail de deuil n’a pas été
fait en 1945 ; il était d’ailleurs peut-être
impossible à faire. Juste après la guerre, la réaction
de la plupart des familles juives, y compris la mienne, a été
de dire : « On est des Français comme les autres ;
ce qui nous est arrivé est la même chose que ce qui
est arrivé aux résistants. » Ce n’était
pas du tout vrai, mais c’est comme ça qu’on raisonnait
: on était réintégrés dans la communauté
nationale, et on n’avait pas à se distinguer en arguant
de souffrances plus fortes que celles des autres. En ce qui me concerne,
il m’a fallu attendre les années 1960 et la lecture
de gens que je n’aime pourtant pas du tout — Treblinka
de Jean-François Steiner, ou La Nuit d’Elie Wiesel,
qui m’a bouleversé — pour que je commence à
écrire sur des thèmes juifs. Cet oubli n’est
pas sans conséquence dans le côté excessif,
memorioso, du retour de la Shoah, à partir des années
1960.
On peut repérer chez vous un mouvement de balancier
: optimiste avec la croyance dans les puissances de la vérité
/ dépressif avec la reconnaissance de la résistance
à la vérité. Comment expliquer, à certains
moments de l’histoire et après une période de
déni, l’émergence d’un désir de
vérité, comme il s’en manifeste aujourd’hui
à propos de la torture en Algérie par exemple ?
Je suis beaucoup plus conscient que je ne l’étais
jadis de la fragilité de la vérité. Dans ce
qui est peut-être un des tout meilleurs textes sur l’affaire
Dreyfus, les Souvenirs sur l’affaire [18], Léon Blum
raconte que lorsqu’il a acquis la conviction qu’ils
tenaient le véritable traître, il pensait que tout
serait réglé en quinze jours. Non seulement on savait
que Dreyfus était innocent, mais on avait le véritable
traître, et Blum a été stupéfait de la
résistance qui fut opposée à cette révélation.
J’ai fait moi-même une expérience semblable
avec la torture. En 1962 il y a eu la révélation publique
de la torture d’État avec la déposition du capitaine
Estoup au procès du lieutenant Godot, qui, comme des centaines
de ses camarades, avait reçu l’ordre de torturer. Cela
n’a pas « pris », pas plus que la résurgence
de la question de la torture en 1971-1972, lors des « aveux
» de Massu et compagnie. Pour que cela finisse par «
prendre », il a fallu toute une série de procès
: Barbie (mais où étaient les Français ?),
Touvier (mais où étaient les miliciens de 1954 à
1962 ?) puis finalement Papon : le président du tribunal
a été assez large pour admettre que l’on parle
aussi du 17 octobre 61. Je suis persuadé que c’est
le procès Papon qui a fait qu’on s’est mis à
reparler de la torture. Ce retour tardif est en partie le fait de
la stratégie de brouillage de Jacques Vergès lors
du procès Barbie.
Reprendriez-vous encore à votre compte la page de
Chateaubriand que vous avez maintes fois citée, et qui décrit
l’historien comme « chargé de la vengeance des
peuples » ?
Lyotard parlait de mon « fantasme de la vérité
». Et je crois par ailleurs que, comme le disait Ferdinand
Alquié, « le réel, c’est ce qui résiste
». La page de Chateaubriand, je la cite comme l’une
des deux sources, avec le récit de l’affaire Dreyfus,
de ma vocation d’historien, mais je parle maintenant à
son propos de mégalomanie : je n’y crois plus. Quand
je lis aujourd’hui Jaurès, je l’admire énormément,
mais je me dis que ce qui ne va pas chez lui c’est son optimisme
irréductible, son côté hugolien, la «
liberté dans la lumière »...
Vous avez vous aussi un côté dix-neuvième
siècle...
J’aimerais bien (rires). C’est ce que disait Jérôme
Lindon : « Vidal-Naquet c’est un homme du dix-neuvième
! » Je le suis profondément, par mon éducation,
par cette idée initiale de l’historien chargé
de la vengeance des peuples. Mais en même temps je sais par
expérience, et par expérience pénible, que
cela ne marche pas.
Mon maître en matière historique, aujourd’hui,
serait plutôt Walter Benjamin. Il est celui qui a le plus
profondément compris cette espèce d’irrationalité
de l’Histoire, le fait qu’elle puisse tout le temps
tourner à la catastrophe. La grandeur de Benjamin —
et le livre récent de Michaël Löwy [19] le confirme
— est d’avoir saisi, au cœur du désastre,
que ce désastre ne s’explique pas par une rationalité,
et qu’il est pourtant possible.
Benjamin, dans Sur le Concept d’histoire [20], parle du «
souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un
péril » : non pas l’obsession mémorielle,
mais un signal mobilisateur. Vous parlez quant à vous, en
citant René Char, de certains de vos travaux comme de «
rideaux de feux » : « Si tu veux vaincre le lion tu
seras l’esclave du lion, ce qu’il faut c’est mettre
du feu entre lui et toi... »
C’est la dimension existentielle de l’historien. Sur
ce point, le texte où j’ai mis le plus de moi-même
c’est Flavius Josèphe, ou Du bon usage de la trahison.
Je n’ai écrit aucun de mes textes, sinon peut-être
Un Eichmann de papier, avec une passion aussi totale : le sentiment
d’engager ma propre existence.
Dans l’un des textes de Un Eichmann de papier [21],
« Vivre avec Faurisson ? », vous dites que, face aux
dispositifs négationnistes, il y a des ruses et des stratégies,
mais qu’il ne faut pas penser qu’ils vont disparaître.
Est-ce qu’aujourd’hui il faut « vivre avec Garaudy
», vu le succès qui est le sien dans certains milieux
officiels, universitaires et religieux arabes ?
Dans le cas de Garaudy, je dirai très franchement qu’étant
donné son âge je préfèrerais qu’il
meure (rires). Mais il faut tout de même rappeler le grand
acte politique qu’a été, au printemps dernier,
l’appel des 14 intellectuels arabes contre le congrès
négationniste à Beyrouth. Ils ont été
immédiatement attaqués, mais cela n’empêchera
pas qu’il y a eu là un éclair de vérité.
Je suis très amoureux des éclairs de vérité,
même si je ne crois plus aujourd’hui qu’ils suffisent
à éduquer la planète pour toujours. Je ne dirais
plus, comme Héraclite, que « la foudre pilote l’univers
». Il y a des intermittences. Cela peut conduire à
cette espèce de tristesse fondamentale dont je parle à
la fin d’Un Eichmann de papier : « Dans la grisaille
qui est la nôtre, encore trop heureux si l’on voit des
fragments de vérité. » C’est un point
qui m’oppose à mon ami Robert Bonnaud, qui doit être
l’être au monde qui s’est efforcé de donner
le plus de rationalité à l’Histoire —
il a écrit une table de Mendeleïev de l’histoire.
Je suis beaucoup plus sceptique qu’il ne l’est devant
les grands récits : il a fabriqué un récit
superbe ; moi, non.
Tout un pan de votre travail historique a partie liée
au judiciaire. Vous vous inscrivez dans une lignée d’intellectuels
bataillant contre les erreurs judiciaires. Mais il semble aussi
que l’écriture de l’histoire relève chez
vous de la procédure judiciaire : recherche de preuve, démontage
des dispositifs, établissement de la « vérité
des faits ». Qu’est-ce qui distingue selon vous ces
deux pratiques ? Le souci commun de la preuve et de la vérité
invite-t-il à penser qu’il y a entre elles une épistémologie
commune, ou au contraire des différences fondamentales ?
Le fils d’avocat que je suis s’intéresse passionnément
à cette question. Entre les procédures historiennes
et judiciaires, il y a à la fois des zones de recoupement
et des lignes de séparation. Pour reprendre l’exemple
de l’affaire Audin, c’est parce que le juge d’instruction
n’avait pas fait son métier que j’en suis venu
à le faire comme historien. Pour le juge comme pour l’historien,
la question est de savoir si l’on dispose de toutes les données.
Mais le juge doit être encore plus prudent que ne l’est
l’historien, parce qu’il ne peut pas jouer avec les
hypothèses.
L’historien, lui, ne cesse de formuler des hypothèses,
qui peuvent n’être corroborées que beaucoup plus
tard. Ce sont alors ces moments d’intense jubilation, qu’on
a parfois dans ce métier : la grande joie du puzzle reconstitué.
En 1964, dans l’un des premiers articles que j’ai publiés
sur Platon, je démontrais que, dans le mythe, l’Atlantide
était en fait l’Athènes démocratique.
Plus tard, j’ai lu que Bartoli, un Italien du 18ème
siècle, l’avait compris lui-aussi — ce qui m’a
ramené à plus de modestie.
Un autre exemple de jubilation : une collègue italienne
m’a fait découvrir un roman de science fiction fondé
sur le Philoctète de Sophocle, qui se déroule dans
les comètes. On y voit un jeune homme passer un rite d’adolescence
par un exploit rusé. C’est exactement le schéma
que j’avais développé dans Le Chasseur noir
à propos des éphèbes : le rite de l’éphébie
comprend un passage par la ruse, qui est en fait une préparation
à la guerre frontale des hoplites. Or la formulation de cette
hypothèse avait elle-même été la conséquence
de ma lecture approfondie, pendant tout un été, de
Lévi-Strauss. J’avais mis en place un tableau d’oppositions
éphèbe / hoplite, dont Charles Malamoud m’avait
dit : « C’est Le cru et le cuit. » Il avait raison
: les éphèbes mangeaient cru alors qu’ils étaient
destinés à manger cuit comme les hoplites. La boucle
était bouclée.
Vous sentez-vous proche du travail de Carlo Ginzburg, qui
lui aussi interroge et compare les démarches du juge et de
l’historien ?
Le Juge et l’historien de Carlo Ginzburg est en effet un
livre magistral. Il y traite de l’affaire Sofri en y retrouvant
des aspects des procès en sorcellerie qu’il a par ailleurs
étudiés dans d’autres ouvrages. Il renoue par
là avec ce que disait Friedrich Adler, le fils de Victor,
fondateur du parti social-démocrate autrichien. Friedrich
est l’homme qui, en 1916, a tué le Premier ministre
austro-hongrois. Il a ensuite été secrétaire
de la Deuxième Internationale, mais il a refusé de
participer à la Troisième ; ce n’est donc pas
un social-démocrate de papier ! En 1936, au moment même
des grands procès, il a produit la première analyse
de ces procès en évoquant les procès en sorcellerie.
Comme pour les procès en sorcellerie, il y avait une partie
publique, coram populo, et une partie secrète, réalisée
par l’Inquisition.
Un jour qu’on me demandait s’il existait des tragédies
dans le monde contemporain, j’ai donné l’exemple
des procès de Moscou : un homme proche du sommet est présenté
devant le peuple et est brisé. C’est une tragédie,
mais à la fin les acteurs ne se relèvent pas pour
saluer — ça se termine par une balle dans la nuque.
Vernant, avec qui j’en ai discuté, m’accordait
que Boukharine était un personnage tragique, mais ne trouvait
pas que le procès en lui-même était une structure
tragique. Aujourd’hui je serais assez d’accord avec
lui, tout en continuant à voir du tragique dans ce qui entoure
le procès ; je ferais plutôt référence
à Shakespeare.
Dans les récits de procès il y a en effet des moments
tout à fait shakespeariens. Josefa Slanska raconte, dans
Rapport sur mon mari, qu’ils sont invités un soir par
le président de la République, Zapotoky, à
une réception très petits-fours-champagne, à
laquelle assiste l’ambassadeur d’URSS. Ils sont un peu
étonnés car ils ne font pas partie du cercle le plus
étroit, mais on insiste : « Restez donc un moment.
» Ils évoquent des souvenirs. Puis ils rentrent chez
eux et la police est là, qui les ligote en un moment. C’est
tragique, mais ce ne l’est pas exactement au sens grec : plutôt
au sens shakespearien. Il y a toujours un moment dans Shakespeare
où le rire se mêle au tragique. Comme quand, au procès
de Prague, les pantalons des accusés se mettent à
tomber (on leur avait enlevé leurs ceintures). Un rire immense
emporte alors tout le monde : le président, le procureur,
les juges, et les accusés.
À l’exception de vos recherches sur la Grèce,
tout se passe comme si votre pensée et votre mode de travail
étaient essentiellement réactifs. À l’origine
de beaucoup de vos livres, il y aurait une impossibilité
radicale de laisser dire ce qui se dit.
L’exemple typique c’est Jean Moulin. Quand j’ai
vu s’afficher à la télévision, sous le
regard goguenard de Thierry Wolton, le nom de Moulin en caractères
cyrilliques, je me suis dit : « Ce n’est pas possible
de tolérer ce genre de choses, il faut se renseigner. »
Le lendemain, j’ai acheté le livre de l’infâme
Wolton et je me suis mis au travail. Ce qui m’avait particulièrement
enragé, c’est Cavada, qui traitait sur un pied d’égalité
Wolton et Daniel Cordier : le journaliste policier et l’acteur
de la Résistance qui s’en était fait l’historien.
Quinze ans plus tôt, le cheminement avait été
le même pour Flavius Josèphe. Le refus de la tragédie
par les sionistes, le refus d’assumer l’histoire juive
comme tragique, et la volonté de fabriquer une histoire juive
entièrement positive : c’est cela qui est à
l’origine de mon travail sur « le bon usage de la trahison
». Il y avait quelque chose qui m’exaspérait
dans l’arrogance des Israéliens : « Nous étions
partis et nous sommes revenus », voilà tout. «
We came back », disait devant moi Golda Meir en 1967. Entre
ce « départ » et ce « retour », il
s’est tout de même passé des choses qui méritaient
considération.
Ce qui motive vos interventions citoyennes est explicitement
viscéral. Le même type d’affects intervient-il
dans votre rapport à l’Antiquité ?
Bien sûr. Je ne peux pas dire, par exemple, que j’aie
une sympathie particulière pour Thucydide. Il appartient
à l’espèce des réactionnaires intelligents.
Il n’empêche, il a inventé quelque chose que
nous appelons l’histoire politique. En un sens, il a quelque
chose de commun avec Tocqueville.
Mais le cas le plus typique est celui de Platon : de tous les philosophes
c’est celui que je connais le mieux, celui que j’admire
le plus, mais c’est aussi celui dont je me sens le plus éloigné.
C’est d’ailleurs par ce paradoxe que je suis entré
en histoire : je trouvais tentant d’attaquer l’historiographie
grecque par l’homme qui en était le plus grand ennemi.
Plus je lis Platon, plus je pense que ses adversaires principaux,
exclusifs, étaient les historiens : c’était
Hérodote, c’était Thucydide. Quand Platon veut
faire de la pseudo-histoire, il pastiche Hérodote.
Platon veut remplacer l’Histoire selon les faits par l’Histoire
selon sa pensée. Or c’est une tentation totalitaire.
D’où la suppression de Salamine, dans son récit
de la seconde guerre médique ; c’est tout à
fait extraordinaire. Il y a chez Platon un stalinien qui s’ignore.
C’est ce que disait Popper à l’époque
où j’ai commencé ; or j’étais assez
critique à l’égard de Popper. Je n’allais
pas aussi loin, je montrais qu’il y avait quand même
chez Platon une idée de Bien. Mais la suppression de Salamine,
ça ne pouvait pas ne pas poser problème !
La plupart de vos travaux sur l’Antiquité
concerne ce que nous appelons les minorités. Tout se passe
comme si vous convoquiez ces catégories marginalisées
ou opprimées au sein de la culture dominante, moins par empathie
que pour leur « intérêt heuristique ».
Ces catégories sont « entre deux » : elles échappent
à la pensée alternative dedans/dehors, et ce faisant,
révèlent les tensions et les contradictions de la
cité...
C’est exactement mon moteur : l’étude de la
minorité et de la marginalité - les femmes, les esclaves,
les métèques, les enfants, les étrangers, etc.
- est un moyen d’accéder au centre.
Il y a là une méthode que l’on pourrait décrire
en deux mots qui me sont essentiels : Poikilia et détour.
Poikilia, qui en grec moderne signifie à la fois variété
et hors d’œuvre. C’est la démocratie selon
Platon, qui déteste la variété. Détour,
c’est un mot platonicien — la philosophie c’est
un grand détour. Mais c’est pour moi quelque chose
de très concret : si je vais d’ici au coin de la rue
j’aurai tendance à faire un détour, ce qui fait
que parfois je me perds. Et dans mon travail je fais des détours
parce que j’estime qu’il faut toujours aborder une question
par un angle inattendu. Dans un texte sur Le cru et le cuit, paru
dans un volume dirigé par Poliakov, je commence par Jules
Verne et un commentaire de L’Ile mystérieuse. Ou le
détour par le cannibalisme dans Un Eichmann de papier.
Quand on n’est pas historien, mais qu’on tente,
comme nous le faisons à Vacarme, ce qu’on pourrait
appeler une politique des minorités, dans quelle mesure peut-on
risquer un « usage anachronique » de vos travaux ?
On peut faire un usage politique de tout (rires). Je me souviens
de l’un de mes premiers grands débats, juste après
la création de Paris VII. On était venu me demander
d’intervenir sur la femme grecque. J’ai vu se lever
devant moi de véritables furies qui disaient : « Mais
enfin nous avons eu un État, les amazones... » J’ai
du expliquer longuement que les amazones et le matriarcat étaient
des mythes patriarcaux. J’ai eu beaucoup de mal : certaines
féministes raisonnaient sur les amazones comme les sionistes
sur Israël - « Nous avons un État, formidable,
voilà qui nous change ! »
Dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs [22], vous
écrivez que « le rôle qui, de tout temps, a été
celui de l’historien [est] le rôle du traître
». Tout se passe comme si vous refusiez, comme historien,
la position de l’héritier pour adopter celle de l’étranger.
Le lecteur du Chasseur noir peut être frappé par la
coïncidence du lexique que vous employez pour qualifier l’historien
et pour décrire l’éphèbe : la ruse, la
trahison. Portrait de l’historien en éphèbe
?
Bien sûr, je suis persuadé que dans l’histoire
il y a cette dimension de passage, puisque par définition
elle est un dialogue entre ce qui n’est plus et ce qui est.
Et pour ce qui concerne la trahison, c’est le cas de quiconque
se propose de démonter les « raisons d’État
». D’où mon intérêt constant pour
les traîtres et les espions. J’ai encore récemment
donné un exemple d’espion, dans la Revue d’Études
Palestiniennes. Un soldat nommé Jacques Inrep avait photographié
en 1961 les archives du secteur de Batna, dans les Aurès.
Il avait envoyé les pellicules à Gilles Martinet,
de France-Observateur, qui me les a transmises. J’en ai tiré
des documents extraordinaires. Par exemple le rapport d’un
lieutenant chef d’une harka : comme ses harkis avaient menacé
de se rebeller, pour les rappeler à la discipline militaire
il leur a donné toute une série de bonshommes à
tuer. Ou encore une circulaire du brave colonel Renoult, demandant
qu’on liquide sur place tous les membres de l’OPA, l’organisation
civile du FLN.
L’histoire a la vocation de la trahison dans la mesure où
l’historien n’avoue pas les certitudes de boutique.
C’est pour cela que je me suis intéressé à
Flavius Josèphe. Dans son cas, c’était une trahison
grossière : il est passé carrément dans l’autre
camp. J’espère être un traître de façon
un peu plus subtile.
Lire aussi :
- Quelques pistes pour l’entretien avec Pierre Vidal-Naquet
(travail préparatoire)
- Un franc-tireur minuscule, entretien avec Robert Bonnaud
[1] Les Intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion,
Fourbis, 1996
[2] Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, sous
la direction de François Hartog, Pauline Schmitt et Alain
Schnapp, La Découverte, 1998
[3] La Découverte, 1989
[4] Jean Jaurès, Oeuvres, publiées sous la direction
de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Fayard, 2000
[5] L’Affaire Audin, Minuit, 1958
[6] Le Désert à l’aube, Minuit, 1960
[7] Les Belles Lettres, 1964. Macula, 1983, 1992
[8] Entre autres : Le Chasseur noir. Formes de pensée et
formes de société dans le monde grec. Maspero, 1981.
La Découverte, 1991 ; et La Grèce Ancienne (3), Rites
de passage et transgressions (avec J.-P. Vernant), Seuil, coll.
« Points/Histoire » 1992
[9] Fondation égyptologique Reine-Elisabeth, Bruxelles,
1967
[10] La Découverte, 1993
[11] Introduction à Flavius Josèphe, La Guerre des
Juifs, Minuit, 1977
[12] Seuil, 1969. Nouvelle édition, collection « L’Univers
historique », Seuil, 1988
[13] Tome 1. Seuil/La Découverte, 1995
[14] La Découverte, 1981, 1991
[15] Ed. Liana Levi / Scribe, 1993
[16] La Voix endeuillée — Essai sur la tragédie
grecque. Gallimard NRF Essais, 1999
[17] Zakhor - Histoire juive et mémoire juive. Gallimard
Tel, 1991
[18] Souvenirs sur l’affaire Dreyfus. Gallimard Folio Histoire,
1993.
[19] Avertissement d’incendie - Une lecture des thèses
« sur le concept d’histoire », PUF, 2001
[20] Voir Oeuvres III, Folio Essais, 2001
[21] Les Assassins de la mémoire - Un Eichmann de papier
et autres textes sur le révisonnisme. Seuil Points Essais,
1995
[22] Flammarion, 1990
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